15 juin – Poisson Pilote
D’abord, ça a été la stupeur, silencieuse, embarrassée. Puis, très vite, une confusion bruyante a pris le relais. Link a beuglé après Liv, laquelle m’a braillé dessus, tandis que je hurlais sur Marian, laquelle a attendu que nous nous calmions.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Pourquoi m’as-tu abandonnée, à la foire ?
— J’aimerais bien des explications, tante Marian !
— Entrez.
Marian a tiré la porte à elle pour que nous les rejoignions. Ensuite, le vantail a claqué, et j’ai entendu que le verrou se remettait en place tout seul. Une bouffée de panique, de claustrophobie m’a submergé, ce qui était bizarre, dans la mesure où la pièce était tout sauf petite. N’empêche, je me sentais prisonnier, oppressé, et j’avais l’impression que nous étions dans un lieu très intime, comme une chambre. À l’instar du rire tout à l’heure, elle me semblait familière, bien qu’elle ne le soit pas. Comme le visage dans la pierre.
— Où sommes-nous ?
— Chaque chose en son temps, EW. Je répondrai à l’une de tes questions si tu réponds à l’une des miennes.
— Pourquoi Liv est-elle ici ?
J’ignore pour quelle raison j’étais en colère, mais je l’étais bel et bien. Étais-je donc condamné à ne rencontrer que des personnes anormales toute ma vie ? Fallait-il que tout un chacun ait une existence secrète ?
— Assieds-toi. S’il te plaît.
Marian a montré une table ronde plantée au milieu de la salle. L’air irrité, Liv s’est levée du lit installé devant une cheminée où brûlait un feu bizarre, blanc et étincelant au lieu d’orange.
— Olivia est présente car elle est mon assistante de recherche. À mon tour.
— Minute. Ce n’est pas une vraie réponse, ça. J’étais déjà au courant, figure-toi.
Je n’avais rien à envier à Marian quand il s’agissait d’être têtu. Ma voix a résonné contre les murs, tandis que je remarquais un lustre ouvragé suspendu au plafond haut et incurvé. Il était fabriqué dans une sorte de corne polie, à moins que ce ne soit de l’os. La partie en fer forgé était fichée de longs cierges effilés qui éclairaient les lieux d’une lumière douce et instable, illuminant des coins pour mieux en dissimuler d’autres. Le grand lit à baldaquin était en ébène. J’en avais déjà vu un identique quelque part. Tout, aujourd’hui, avait des allures de déjà-vu monstrueux, et ça me rendait dingue. Guère impressionnée par mon éclat, Marian s’est appuyée au dossier de sa chaise.
— Comment es-tu arrivé ici, Ethan ?
Que pouvais-je raconter, avec Liv à côté ? Que j’avais cru entendre Lena ? la sentir ? Que, à la place, mon instinct m’avait conduit à Liv ? Alors que tout cela m’échappait ? J’ai détourné les yeux. Des bibliothèques en bois noir couvraient les parois du sol au plafond, bondées de livres et d’objets curieux qui, visiblement, constituaient la collection personnelle de quelqu’un ayant parcouru la terre plus souvent que je m’étais rendu au Stop & Steal. Une série de bouteilles et de fioles antiques emplissaient un rayonnage, comme dans une pharmacie. Une autre étagère croulait sous les ouvrages. Mis à part les piles de vieux journaux et les bocaux pleins de terre de cimetière, le tout m’a rappelé la chambre d’Amma. Un livre cependant se détachait des autres – Ténèbres et Lumière : les origines de la magie.
Je l’ai reconnu, ainsi que la décoration, la bibliothèque et l’arrangement impeccable des pièces rares et magnifiques. Ce studio ne pouvait avoir appartenu qu’à une personne qui n’en était même pas une.
— Nous sommes chez Macon, hein ?
— Possible.
Link a lâché une étrange épée de cérémonie avec laquelle il jouait. Le vacarme a été énorme et, rouge comme une pivoine, il a tenté de la remettre là où il l’avait prise. Mort ou pas, Macon continuait de lui flanquer une pétoche de tous les diables.
— J’imagine qu’un des Tunnels relie cette salle directement à sa chambre de Ravenwood, ai-je enchaîné.
Car la pièce était une réplique presque parfaite de celle de la plantation, à l’exception des lourdes draperies qui avaient occulté les fenêtres là-bas.
— Peut-être.
— Tu as descendu ce bouquin parce que tu craignais que je ne le feuillette après la vision que j’ai eue aux archives.
Marian a pris le temps de soigneusement préparer sa réponse.
— Admettons que tu aies raison, et que nous soyons dans le bureau de Macon, là où il méditait. Comment nous as-tu localisées, ce soir ?
J’ai balancé un coup de pied dans l’épais tapis indien. Blanc et noir, il offrait un motif compliqué. Je n’avais pas envie de m’expliquer à ce sujet, dérangeant. De plus, si je disais la vérité, elle risquait de devenir réelle. Mais par quel prodige ? Comment mon instinct avait-il pu me conduire à quelqu’un d’autre que Lena ? En même temps, si je cachais cela à Marian, je ne sortirais sans doute jamais d’ici. J’ai opté pour un demi-mensonge.
— Je cherchais Lena. Elle est par ici avec Ridley et son ami John. À mon avis, elle a des ennuis. Elle a fait un truc, aujourd’hui à la foire…
— Disons simplement que Ridley s’est comportée en Ridley, et que Lena aussi. Les sucettes font des heures sup, apparemment.
Comme il était en train d’ouvrir un sachet de lanières de viande séchée, Link ne m’a pas vu le fusiller du regard. Je n’avais pas eu l’intention d’entrer dans les détails devant Marian et Liv.
— Nous étions dans la bibliothèque, j’ai entendu une fille qui riait. Elle avait l’air… heureuse, je pense. Je l’ai suivie jusqu’ici. Enfin, le bruit. J’ai du mal à mettre des mots dessus.
J’ai jeté un coup d’œil à Liv. Sa peau d’ordinaire pâle avait rosi. Elle fixait un endroit vide sur le mur. Marian a claqué des mains, signe de découverte importante.
— Ce rire t’était familier, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et tu l’as suivi sans réfléchir. Instinctivement.
— On peut dire ça.
Je n’étais pas trop sûr de la direction que prenait cet interrogatoire, mais Marian arborait son air de savant fou.
— Lorsque tu es avec Lena, parviens-tu à communiquer avec elle sans parler ?
— Grâce au Chuchotement ? Oui.
Liv s’est tournée vers moi, ahurie.
— Comment diable un Mortel peut-il être au courant du Kelting ?
— Bonne question, Olivia. Qui mérite qu’on s’y arrête.
Leur manière de se dévisager m’a agacé. Marian s’est dirigée vers les rayonnages et a entrepris de fouiller la bibliothèque de Macon comme si elle cherchait ses clés de voiture dans son sac à main. La voir fouiner dans les livres du disparu m’a dérangé, bien qu’il ne soit plus là pour assister au sacrilège.
— C’est arrivé tout seul, ai-je plaidé. Un peu comme si nous nous étions trouvés, mentalement.
— Tu lis dans la tronche des autres et tu ne m’en as rien dit ? s’est exclamé Link en me fixant comme s’il venait de découvrir que j’étais le Silver Surfer en personne et en se frottant les cheveux d’une paume nerveuse. Euh… tous ces trucs à propos de Lena, mec ? a-t-il ajouté en détournant les yeux. Désolé, c’était juste pour t’embêter. Est-ce que tu es en train de le faire ? Là, tout de suite ? Tu le fais, hein ? Hé ! Sors de ma tête !
Il a reculé, heurtant une étagère.
— Je suis incapable de déchiffrer tes pensées, espèce de crétin ! Lena et moi entendons parfois ce à quoi nous réfléchissons, rien de plus.
Il a paru soulagé, mais pas beaucoup.
— C’était quoi, les trucs sur Lena ?
— Rien. Je déconnais.
S’emparant d’un ouvrage, il a fait mine de le parcourir, mais Marian le lui a aussitôt ôté des mains.
— Exactement celui que je cherchais.
Ouvrant le vieux volume relié en cuir, elle l’a feuilleté dans un crépitement de pages desséchées, si vite qu’il m’est devenu évident qu’elle était en quête d’un passage bien précis. Le livre avait des allures de manuel, voire de mode d’emploi.
— C’est là, a-t-elle fini par annoncer en le tendant à Liv. Ça te dit quelque chose ?
La jeune Anglaise s’est rapprochée et, ensemble, elles se sont mises à le parcourir en opinant du bonnet. Se redressant, Marian a récupéré le bouquin.
— Bien. Et maintenant, Olivia, comment un Mortel peut-il pratiquer le Kelting ?
— Il ne peut pas, professeur Ashcroft. À moins d’être spécial.
Toutes deux me souriaient comme si j’étais un gamin venant d’effectuer ses premiers pas ou un cancéreux auquel on s’apprêtait à annoncer qu’il était en phase terminale de sa maladie. J’ai failli prendre mes jambes à mon cou.
— Ça ne vous dérangerait pas de partager la raison de votre hilarité avec moi ?
— Nous ne rions pas. Tiens, regarde par toi-même.
Me mettant debout, je me suis saisi du livre que Marian me tendait. Les pages que j’avais sous les yeux ressemblaient effectivement à une sorte d’encyclopédie des Enchanteurs, avec des dessins et des mots écrits dans des langues inconnues. Certains étaient en anglais, cependant.
— « Le Pilote », ai-je lu. C’est donc ça que je suis, pour toi ?
— Continue.
— « Le Pilote : celui qui connaît la voie. Synonymes : dux, speculator, gubernator. Général. Éclaireur. Celui qui trace le chemin. »
J’ai relevé les yeux, en pleine confusion. Link, en revanche, avait tout pigé.
— En bref, Ethan est une boussole humaine ? Pas terrible, comme superpouvoir. Hé, mec, tu es l’équivalent Enchanteur d’Aquaman.
— Aquaman ? a répété Marian, dont les références culturelles n’englobaient pas les BD.
— Il parle aux poissons, a obligeamment expliqué Link. Rien de comparable à une vision laser, hein ?
— Je n’ai aucun pouvoir particulier.
Était-ce vrai cependant ?
— Continue, m’a ordonné Marian en désignant une nouvelle page.
— « Nous servons depuis bien avant les croisades. Nous avons eu beaucoup de noms et aucun. Tel le chuchotement à l’oreille du premier empereur de Chine alors qu’il contemplait la Grande Muraille, tel le loyal compagnon du plus vaillant des chevaliers d’Écosse tandis qu’il luttait pour l’indépendance de son pays, les Mortels aux visées exceptionnelles ont toujours eu des guides. Comme les vaisseaux perdus de Christophe Colomb et de Vasco de Gama avaient des barreurs pour les piloter vers le Nouveau Monde, nous existons pour conduire les Enchanteurs dont le cheminement a une importance particulière. Nous sommes… »
Je n’ai pas réussi à déchiffrer la suite, mais Liv a enchaîné, à croire qu’elle avait mis un point d’honneur à mémoriser ces phrases :
— « … ceux qui trouvons ce qui s’est perdu. Nous sommes ceux qui connaissons le chemin. »
— Jusqu’au bout, Ethan, a insisté Marian, soudain sérieuse, comme si ces paroles étaient une espèce de prophétie.
— « Nous sommes offerts aux grands, afin d’accomplir de grands desseins et d’atteindre à de grands buts. Nous sommes offerts aux graves, afin d’accomplir de graves desseins et d’atteindre à de graves buts. »
Refermant le livre, je le lui ai rendu. Je n’avais aucune envie d’en apprendre plus. Marian affichait une expression impénétrable. Elle a tourné et retourné le manuel entre ses mains avant de consulter Liv.
— Qu’en penses-tu ?
— C’est possible. Ça s’est déjà vu.
— Jamais pour ce qui concernait un Ravenwood. Ni une Duchannes, d’ailleurs.
— Vous l’avez dit vous-même, professeur Ashcroft. La décision de Lena ne sera pas sans conséquences. Si elle opte pour la Lumière, tous les Enchanteurs des Ténèbres de la famille mourront. Et si elle choisit les Ténèbres…
Inutile qu’elle poursuive, nous étions tous conscients de ce qui se passerait. Ce seraient les Enchanteurs de la Lumière de la famille qui y resteraient.
— Sous cet éclairage, n’estimez-vous pas que le cheminement de Lena revêt une importance particulière ?
Je n’aimais vraiment pas le tour que prenait la conversation, sans bien savoir à quoi elle allait aboutir.
— Allô ? me suis-je énervé. Je suis juste à côté de vous, je vous rappelle. Vous me mettez au parfum ?
C’est Liv qui s’y est collée, s’exprimant lentement, comme si elle me lisait un livre de contes.
— Dans le monde des Enchanteurs, seuls ceux ayant un objectif remarquable ont un Pilote, Ethan. Ces derniers sont rares, on en trouve un tous les cent ans, peut-être, et ils ne se manifestent jamais par hasard. Si tu en es un, c’est pour une bonne raison, afin de parvenir à un but, grandiose ou terrible, et ce, sans aide extérieure. Tu es une passerelle entre le monde des Enchanteurs et celui des Mortels. Quoi que tu fasses, il est primordial que tu te montres prudent.
Je suis allé m’asseoir sur le lit, où Marian m’a rejoint.
— Comme Lena, une destinée spécifique t’attend, Ethan. Cela signifie que les choses risquent de devenir très compliquées.
— Parce que ce qui s’est produit ces derniers mois était simple, peut-être ?
— Tu n’as pas idée de ce dont j’ai pu être témoin. Ou ta mère.
Elle a regardé ailleurs.
— Tu crois vraiment que je suis un de ces Pilotes ? Une boussole humaine, pour reprendre l’expression de Link ?
— Ça va largement plus loin, est intervenue Liv. Les Pilotes ne connaissent pas seulement la voie. Ils sont la voie. Ils guident les Enchanteurs le long du chemin que ceux-ci sont destinés à emprunter, un chemin qu’ils ne trouveraient pas sans eux. Tu es peut-être celui d’un Ravenwood ou celui d’une Duchannes, cela n’est pas encore clair.
Elle semblait être très au courant, ce qui m’étonnait. Mon cerveau ne cessait de revenir à ça, infichu qu’il était d’assimiler ce qu’elle me révélait.
— Explique-lui, tante Marian. Je ne peux pas être un Pilote. Mes parents sont des Mortels tout ce qu’il y a de plus normaux.
Personne n’a osé formuler l’évidence, à savoir que ma mère, comme Marian, avait fait partie de l’univers des Enchanteurs. D’une façon dont, malheureusement, tout le monde se refusait à parler. À moi, du moins.
— Les Pilotes sont des Mortels, a persisté Liv. Un pont entre les Enchanteurs et les Gardiens.
Elle s’est emparée d’un nouvel ouvrage.
— Naturellement, ta mère était loin d’être une Mortelle normale, pas plus que je ne le suis ou que ne l’est le professeur Ashcroft.
— Olivia ! s’est exclamée Marian en se pétrifiant sur place.
— Ne me dites pas que…
— Sa mère ne voulait pas qu’il sache. Je lui avais promis que, si quelque chose se produisait…
— Assez ! ai-je hurlé en abattant le livre sur la table. Je ne suis pas d’humeur à obéir à vos règles. Pas cette nuit.
Liv a nerveusement tripoté sa montre expérimentale.
— Quelle idiote je suis ! a-t-elle soupiré.
— Que sais-tu de ma mère ? lui ai-je demandé. J’exige tous les détails.
Près de moi, Marian s’est tassée. Les joues roses de Liv ont pris une teinte plus soutenue. Je me suis levé pour aller m’asseoir sur l’une des chaises.
— Je suis navrée, s’est-elle excusée en secouant la tête, ses yeux faisant la navette entre son mentor et moi.
— Olivia n’ignore rien de ta mère, Ethan, a murmuré Marian.
Je me suis tourné vers Liv. J’ai deviné ce qui allait suivre avant même qu’elle ouvre la bouche. La vérité m’avait titillé l’esprit depuis un moment déjà. Liv en connaissait un sacré rayon sur les Enchanteurs et les Pilotes ; elle était ici, dans les Tunnels, dans le bureau de Macon. Si je n’avais pas été aussi déboussolé par leur révélation de ce que j’étais peut-être, je me serais rendu compte plus tôt de qui était Liv. Bizarre que ça m’ait demandé autant de temps.
— Ethan.
— Tu es l’une d’elles, comme tante Marian et ma mère.
— L’une d’elles ?
— Une Gardienne.
Le terme a donné une réalité tangible à la chose. Je ressentais tout et rien à la fois. Ma mère, ici-bas en compagnie de Marian avec le trousseau de clés des Enchanteurs. Ma mère et le secret de sa vie, dans ce monde mystérieux d’où mon père et moi avions été exclus et dont nous ne ferions jamais partie.
— Non, a répondu Liv, gênée. Enfin, pas encore. Un jour, peut-être. Je m’exerce.
— À devenir plus que la bibliothécaire du comté de Gatlin, hein ? D’où ta présence ici, au milieu de nulle part sous prétexte d’une bourse. Imaginaire sans doute. Était-ce un mensonge aussi, ça ?
— Je suis nulle en mensonges. J’ai une bourse, mais accordée par une association d’érudits bien plus ancienne que l’université de Duke.
— Ou que celle de Harrow.
— Oui.
— Et le coup de l’Ovomaltine ? C’était vrai ?
Elle a eu un sourire contrit.
— Je suis bien de Kings Langley, j’adore l’Ovomaltine mais, pour être tout à fait honnête, j’en suis venue à préférer le Nesquik depuis mon arrivée à Gatlin.
Link s’est à son tour assis sur le lit, à court de mots.
— Je ne pige rien à ce qu’elle raconte, m’a-t-il confié.
Liv a feuilleté les pages de son livre jusqu’à ce qu’elle trouve une chronologie des Gardiens. Le nom de ma mère m’a sauté aux yeux.
— Le professeur Ashcroft a raison, Ethan, j’ai étudié le cas de Lila Evers Wate. Ta mère était une Gardienne brillante et un écrivain hors pair. Ma formation exige que je prenne connaissance des notes laissées par les Gardiens ayant occupé le poste avant moi.
Des notes ? Liv avait eu accès à des notes de ma mère dont j’ignorais tout ? J’ai eu du mal à ne pas enfoncer mon poing dans le mur le plus proche.
— Dans quel but ? Celui de ne pas répéter leurs erreurs ? De ne pas finir dans un accident sans témoins et inexplicable ? De ne pas abandonner les tiens, qui se poseront des questions sur la part cachée de ton existence et les raisons pour lesquelles tu la leur auras cachée ?
Derechef, Liv s’est empourprée. Je commençais à m’habituer au phénomène.
— Afin de poursuivre leur tâche et de maintenir vivantes leurs voix, a-t-elle néanmoins répondu. Ainsi, le jour où je deviendrai Gardienne, je saurai comment sauvegarder les archives des Enchanteurs : la Lunae Libri, les parchemins, les propres écrits des Enchanteurs. Cela est impossible sans les voix de mes prédécesseurs.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont mes enseignants. J’apprends à partir de leurs expériences, du savoir qu’ils ont accumulé durant leur mission. Tout est relié et, sans leurs dossiers, je ne serais pas en mesure de comprendre ce que je découvrirai de mon côté.
— Je suis perdu, ai-je avoué.
— Toi aussi ? s’est écrié Link depuis le lit. Mais de quoi parlez-vous, bon sang de bois ?
Marian a posé une main consolatrice sur mon épaule.
— La voix que tu as entendue, les rires, je pense qu’il s’agissait de ta mère. Lila t’a conduit ici, à coup sûr parce qu’elle tenait à ce que cette conversation ait lieu. Pour que tu découvres le but de ta vie, ainsi que celui de Lena, de Macon. Tu es lié à l’une de leurs Maisons et à l’une de leurs destinées. Sauf que je ne sais pas encore laquelle des deux.
J’ai songé au visage dans la colonne, au rire, au sentiment de déjà-vu que m’avait inspiré le sanctuaire de Macon. S’était-il agi de ma mère ? J’attendais un signe d’elle depuis des mois, depuis l’après-midi dans notre bureau, quand Lena et moi avions trouvé le message contenu dans les livres éparpillés.
Essayait-elle enfin de me contacter ?
Et si ce n’était pas le cas ?
Brusquement, j’ai pris conscience d’autre chose.
— Si je suis l’un de ces Pilotes, et je ne suis pas en train de dire que je le crois, ça signifie que je suis en mesure de localiser Lena, non ? Je suis censé veiller sur elle parce que je suis sa boussole, ou quelque chose dans le genre, n’est-ce pas ?
— Nous n’en sommes pas certaines. Tu es lié à quelqu’un, mais nous ignorons qui.
Repoussant ma chaise, je me suis approché de la bibliothèque. Le livre de Macon était au bout d’une étagère.
— Je parie que quelqu’un le sait.
J’ai tendu la main.
— Arrête, Ethan ! a crié Marian.
Mes doigts avaient à peine effleuré la couverture que j’ai senti le plancher se dérober sous mes pieds et que j’ai dégringolé dans le néant d’un autre monde.
Au dernier moment, une main a attrapé la mienne.
— Emmène-moi, Ethan.
— Liv, non…
Une fille aux longs cheveux bruns s’agrippait désespérément à un grand jeune homme, la tête appuyée sur son torse. La ramure d’un chêne immense les enveloppait, leur donnant l’impression d’être seuls, alors qu’ils n’étaient qu’à quelques mètres des bâtiments couverts de lierre de l’université de Duke. Le garçon prit tendrement entre ses mains le visage baigné de larmes de la fille.
— Crois-tu que ce soit facile pour moi ? Je t’aime, Jane, et je sais que je ne ressentirai plus jamais la même chose pour une autre. Malheureusement, nous n’avons pas le choix. Tu étais consciente que viendrait un temps où nous serions obligés de nous dire au revoir.
Jane leva un menton résolu.
— Tout le monde a toujours le choix, Macon.
— Pas dans cette situation. Et celui-ci t’exposerait à un danger.
— Pourtant, ta mère a affirmé qu’il existait une solution. Qu’en est-il de la prophétie ?
Macon abattit un poing agacé sur le tronc.
— Bon sang, Jane ! Ce n’est qu’un vieux conte de bonne femme. Il n’y a aucune chance que tu en sortes vivante.
— Et que nous soyons ensemble physiquement. Ça m’est égal. Nous serons quand même ensemble, c’est tout ce qui compte à mes yeux.
Macon s’écarta, les traits tordus par la souffrance.
— Lorsque j’aurai changé, je serai dangereux. Un Incube Sanguinaire. Cette engeance a soif de sang et, d’après mon père, je serai comme eux, comme lui, comme son père avant lui. Comme tous les hommes de notre famille depuis mon arrière-arrière-grand-père Abraham.
— Le vieil Abraham, celui qui estimait que le péché le plus grave était qu’une créature magique s’éprenne d’un Mortel, souillant ainsi les gènes surnaturels ? Tu ne peux pas avoir confiance en ton père non plus. Il partage l’opinion de votre aïeul. Il souhaite nous séparer pour que tu retournes dans cette horrible bourgade de Gatlin et que tu erres dans des souterrains comme ton frère. Comme un monstre.
— Il est trop tard. Je sens déjà les effets de la Transformation. Je ne dors pas de la nuit, à l’affût des pensées des Mortels. Bientôt, je guetterai plus que ça. Dès à présent, j’ai l’impression que mon corps n’arrive pas à retenir ce qui couve en moi, comme si la bête allait surgir, se libérer.
Jane se détourna, en proie à une nouvelle crise de larmes. Macon allait se montrer impitoyable, cependant. Il l’aimait. Et parce qu’il l’aimait, il devait l’amener à comprendre pourquoi il leur était impossible de rester ensemble.
— Même ici, à l’ombre des feuilles, la lumière commence à brûler ma peau. La chaleur du soleil est si forte, à présent. Et constante. Je suis en train d’évoluer… pour le pire.
Jane enfouit son visage dans ses mains.
— Tu essaies de m’effrayer parce que tu refuses de chercher une solution.
Macon l’attrapa par les épaules et la força à le fixer droit dans les yeux.
— Tu as raison. Je m’efforce d’éveiller ta peur. Sais-tu ce que mon frère a infligé à sa petite amie Mortelle après sa Transformation ?
Macon observa une pause avant de continuer :
— Il l’a déchiquetée en mille morceaux.
Sans prévenir, la tête de Macon tressauta, rejetée en arrière, et ses prunelles d’un jaune doré luisirent autour de pupilles d’un noir étrange. L’effet était celui d’une éclipse de soleils jumeaux. Il préféra regarder ailleurs.
— N’oublie jamais ceci, Ethan : les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être.
J’ai ouvert les paupières, mais je n’ai rien distingué jusqu’à ce que la brume se dissipe. Le plafond voûté du studio s’est peu à peu dessiné.
— Tu nous as flanqué la frousse, mec. Une frousse aussi forte que dans L’Exorciste.
Link secouait la tête. J’ai tendu le bras, et il m’a aidé à me redresser. Mon cœur battait la chamade, et je me suis efforcé de ne pas regarder Liv. Je n’avais partagé mes hallucinations avec personne, sinon Lena et Marian, et l’y avoir associée m’embarrassait. Chaque fois qu’elle croisait mon champ de vision, je repensais à l’instant où j’étais entré ici, où je l’avais confondue avec Lena. Elle s’est assise, groggy.
— Vous aviez mentionné ces visions, professeur Ashcroft, mais je n’avais pas soupçonné qu’elles étaient aussi physiques, a-t-elle commenté.
— Tu n’aurais pas dû, lui ai-je reproché.
J’avais l’impression d’avoir trahi Macon en amenant Liv dans sa vie privée.
— Et pourquoi ? a-t-elle riposté en se frottant les yeux pour tenter d’y voir plus clair.
— Tu n’étais peut-être pas censée assister à cette scène.
— Ce dont j’ai été témoin est complètement différent de ce dont tu as été témoin. Tu n’es pas un Gardien. Sans vouloir t’offenser, tu n’as subi aucun entraînement.
— Pourquoi prends-tu cette précaution oratoire alors que tu cherches clairement à m’offenser ?
— Ça suffit, vous deux, a décrété Marian. Que s’est-il passé ?
Liv disait vrai. Je ne comprenais pas le sens de cette vision, sinon que les Incubes n’avaient pas plus le droit de fréquenter des Mortels que les Enchanteurs.
— Macon était avec une fille, il parlait de sa transformation en Incube Sanguinaire.
— Il la vivait, m’a corrigé Liv d’un air suffisant. Il était dans un état de grande fragilité. J’ignore pourquoi nous avons eu droit à cet épisode-là, sinon qu’il doit être significatif.
— Vous êtes sûrs qu’il s’agissait de Macon et non de Hunting ? a demandé Marian.
— Oui, avons-nous répondu en chœur.
— Macon ne ressemblait pas à Hunting, ai-je ensuite précisé.
Liv a réfléchi un moment avant d’aller chercher son calepin sur le lit. Elle y a gribouillé quelques mots avant de le refermer sèchement. Génial ! Encore une nana avec un carnet !
— Écoutez, ai-je repris, c’est vous les spécialistes. Je vais vous laisser tenter d’éclaircir ce mystère pendant que je pars en quête de Lena avant que Ridley et son pote la persuadent de faire un truc qu’elle regrettera.
— Suggères-tu que Lena est sous l’influence de Ridley ? C’est impossible, Ethan. Lena est une Élue, aucune Sirène ne saurait la contrôler.
Apparemment, Marian considérait l’hypothèse comme nulle et non avenue. Sauf qu’elle ignorait l’existence de John Breed.
— Et si quelqu’un aidait Ridley ?
— Genre ?
— Un Incube pouvant se balader en plein jour ou un Enchanteur ayant la force et l’aptitude au Voyage, à l’instar de Macon. Je ne sais pas trop ce qu’il est.
C’était un peu confus, certes : il n’en restait pas moins que je ne connaissais pas la nature de John Breed.
— Tu dois te tromper, Ethan. On n’a jamais constaté l’existence d’un Incube ou d’un Enchanteur doté de ces talents-là.
Marian tirait déjà un bouquin d’une étagère.
— Eh bien, il y en a un, maintenant. Il s’appelle John Breed.
Si elle ne savait pas ce qu’il était, ce n’étaient pas ses fichus livres qui nous renseigneraient.
— Pour peu que tu dises vrai, et j’ai du mal à le croire, alors je n’ose imaginer de quoi ce type est capable.
Je me suis tourné vers Link qui jouait avec la chaîne de son portefeuille. La même idée nous avait traversé l’esprit.
— Je dois retrouver Lena.
Je n’ai pas attendu qu’on m’en donne l’autorisation. Link a déverrouillé la porte. Marian s’est interposée.
— Tu ne peux pas. C’est trop dangereux. Ces Tunnels grouillent d’Enchanteurs et de créatures à la puissance insondable. Tu n’y es descendu qu’une fois, et les sections que tu as traversées ne sont que des ruelles en comparaison des Tunnels plus larges. Ils constituent un monde à part entière.
Je me passerais de sa permission. Ma mère avait beau m’avoir conduit ici, elle n’avait pas ressuscité pour autant.
— Tu ne m’arrêteras pas. Je te rappelle que tu n’as pas le droit d’interférer, n’est-ce pas ? La seule chose que tu puisses faire, c’est rester ici, me regarder pendant que je bousille tout et rédiger des notes pour que quelqu’un comme Liv ait le loisir de les étudier plus tard.
— Tu ignores ce sur quoi tu vas tomber. Quand ça se produira, je ne serai pas en mesure de te secourir.
Aucune importance. J’étais à la porte avant même qu’elle ait fini son discours. Liv m’avait emboîté le pas.
— Je les accompagne, professeur Ashcroft. Je veillerai à ce qu’il ne leur arrive rien.
Marian a tenté de nous retenir.
— Là n’est pas ta place, Olivia.
— D’accord. N’empêche, ils auront besoin de moi.
— Tu ne changeras pas ce qui est écrit. Ton devoir est de ne pas t’en mêler. Quand bien même ça t’est difficile. Le rôle d’un Gardien se borne à enregistrer et à apporter son témoignage, pas à changer ce que le destin a prévu.
— Une vraie pionne ! s’est marré Link. On dirait Gros Lard.
Liv a grimacé. En Angleterre aussi, ils devaient avoir des flics chargés de lutter contre l’école buissonnière.
— Pas la peine de me répéter ce qu’est l’Ordre des Choses, professeur Ashcroft. Je connais mes bases. Et puis, comment voulez-vous que je témoigne si je n’ai jamais l’occasion d’assister aux événements ?
— Tu n’auras qu’à les lire dans les parchemins, comme nous autres.
— Ah oui ? Et la Seizième Lune de Lena, alors ? L’Appel susceptible de briser le sortilège dont sont victimes les Duchannes ? Vous êtes sûre que vous auriez pu lire un truc à ce sujet ? (Liv a brièvement consulté sa montre lunaire.) Quelque chose se trame. Cette créature surnaturelle aux pouvoirs sans précédent, les visions d’Ethan… des anomalies scientifiques. Des changements subtils que mon sélenomètre a repérés.
Tellement subtils qu’ils n’existaient pas, à mon avis. J’étais capable de reconnaître une arnaque quand j’en croisais une. Olivia Durand était aussi prisonnière que Link et moi, et nous représentions son ticket de sortie. Elle se fichait de ce qui risquait de nous arriver dans les Tunnels. Elle voulait juste vivre sa vie. À l’instar d’une autre nana que j’avais connue, pas si longtemps auparavant.
— N’oubliez pas…
Le battant s’est refermé sur la phrase de Marian, et nous avons décampé.